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Retranscription du documentaire Regards qu'on plisse, 2007

Né en 1948, Alain Nahum est cinéaste, photographe et plasticien.
Il a publié les livres Exils, Exodes, Errances (dessins) Ed., Au nom de la mémoire et Emergences, Regards sur la ville (photographies et dessins), Ed. Parenthèses, 2015.

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Transcription Aurélien Buraud

Transcription Aurélien Buraud

Roland :             Bon. Dessiner c’est émettre des hypothèses sur la place des choses. C’est faire que la forme devienne la forme.

                        Là par exemple je n’y vais pas, parce qu’ici on va être sur un mouvement de tête renversée extrêmement délicat à travailler.

On a s’en doute un bras qui va revenir – pour l’instant, c’est comme ça que je le pense – mais ça peut changer.

On sent déjà les côtes, peut être même un petit peu le sternum…en fait je sculpte.

On a le départ du mollet, alors après je ne sais pas parce que c’est un enchaînement avec l’autre [(0’56) corps sur la toile]. Je ne sais pas on va attendre un petit peu.

Là aussi c’est une zone assez délicate : la main de cette femme – la main de cette femme là - qui prend le mollet ; et le pied aussi qui se pose, qui se pose un peu sur l’épaule je crois. On ne va pas le traiter tout de suite.

On a déjà une masse, là on a déjà quelque chose…là c’est pareil, je pense que ça va passer dans le noir.

On retrouvera cette main là sur l’autre corps. Mais si jamais ça ne me plaît pas ou si la pâte est déjà un peu trop forte on peut la travailler un petit peu.

Là déjà j’aborde ce passage là, simplement pour qu’il vibre un petit peu au moment où j’arrêterai. C’est juste pour mettre en place le rapport d’espace – comme ça [(1’35) là]. Tout ça, ça bougera…

 

Alain:                         (1’49) Donc c’est la première couche, c’est ça que tu veux dire ?

Roland :            Oui, oui. C’est la façon de mettre en place, sans euh….Parce qu’il s’agit de créer de la chair en fait et assez vite.

                        Peindre dans le sens de la forme ça…c’est Rembrandt, c’est Goya.

                        En fait j’ai l’impression de caresser…

Alain :                        En fait c’est très sensuel ce que tu… [Fais ?]

Roland :            Oui, oui c’est ça. C’est ça parce que beaucoup de gens trouvent mon travail un petit peu rigoriste… Certes ! Mais quand je le fais, c’est beaucoup plus un rapport au sens, à la sensualité…mais parce que c’est des corps.

                        (2’58) Cette forme là - ce corps de femme - elle est très…elle peut devenir assez lourde donc je vais apporter de la lumière ou de la couleur dessous. Puis il y a des moments où je ne sais pas comment ça va se passer…là [(3’10) montrant le corps de femme] par exemple j’en sais rien. Il y a des choses que je fais assez bien : la pénétration du ventre – comme ça - entre les jambes…et le reste je ne sais pas. C'est-à-dire que là je ne vais pas poursuivre tout de suite.

Roland :             Bon. Tiens tu vois ce qui se passe, j’avais un bleu – une espèce de bleu - je ne le trouve plus. C’est marrant parce que, c’est mal rangé - mais ce n’est pas si mal rangé - donc on va en prendre un autre.

                        Là on a déjà quelque chose !

Alain :                        (4’10) Qu’est ce qui te guide d’un tableau à un autre ?

Roland :            Ce qui me guide c’est l’esprit de suite, en fait. Je ne peux pas me satisfaire [d’un tableau]…d’ailleurs je n’aime pas le mot tableau, j’aime bien le mot « peinture » mais le mot « tableau » j’y échappe par l’effet de grande dimension.

                        Je vais tourner un petit peu autour du fusain, avec un dessin un peu plus délicat pour l’instant. On peut être délicat et hésitant - parce qu’on n’est pas sûr - mais dans ce cas là c’est une délicatesse un peu sans risque. Le risque vient après.

Le risque devient délicat parce que d’un bout à l’autre cette forme là doit rester assez présente. Justement parce qu’elle est, parce qu’elle a, une situation tendue, silencieuse, endormie, fragile.

Alain :                        (4’53) Toi, tu traites les corps des hommes et des femmes différemment tu veux dire ?

Roland :            Souvent.

Cette silhouette blanche diaphane quasiment transparente avec un poids extrêmement lourd et léger en même temps, quelque chose qui flotte…tu sais j’ai déjà fait ça : des choses qui flottent comme ça et qui ne s’appuient pas - ou sur lesquelles on ne peut pas s’appuyer peut-être.

(5’22) Alors là on a déjà les lumières, comme celle la là-bas [montrant sur la toile]. Ce point je ne sais pas s’il est là ou là. [Il peint et dit] là c’est difficile, c’est extrêmement difficile dans ce point là. Parce que ça devient vite un peu bête…c’est peut-être entre les bras. Même si c’est bien fait – c'est-à-dire si c’est fait selon les canons anatomiques – c’est un peu sot je trouve. Alors [ça], ça disparaîtra.

Pourtant j’aime bien cette situation, mais je n’aime pas la tête entre les bras. Mais c’est quand même l’essentiel de la posture.

La tête faut pas la faire, faut la montrer. C'est-à-dire que si la posture est juste là tête est là même si elle pas faite.

Alain : (7’17) Là tu fais un jus – quoi. [Commentant la préparation]

Roland :             Ca c’est la deuxième partie de la chair. C’est déjà de la lumière, c’est une approche comme ça…

Alain :                        Et ça ne te brûle pas les mains, ça ?

Roland :            Non. Bien que…quand bien même !

Alain :                        Parce qu’il y aurait un rapport chair à chair. [Rires]

Roland :            [Rires] Tu vois les mélanges se font comme ça. Alors, ce ne sont pas des mélanges définitifs…

Alain :                        J’imagine !           

Roland :            Il faut les peindre ensemble ces deux jambes, il ne faut pas les peindre séparément. On n’a pas deux jambes…on a deux jambes si vous voulez…

                        (8’20) Tu vois je peins avec du miel.

Alain :                        Non ! [Rires]

Roland :            C’est de la résine de mélèze dite aussi térébenthine de Venise. Et une fois que j’aurai fait mes trois tâches, la séance sera presque finie parce qu’il faut qu’elle sèche.

                        Ce jaune est un… c’est de la lumière en tube ce truc. Mes pinceaux sont un peu fatigués – pas toujours. [(9’11) Il allume une cigarette / plan fixe toile].

                        C’est aspect nacré - ça vient de là [indiquant la toile] - c’est souvent réservé à la chair des femmes…dans mon travail.

Alors là, c’est risqué (tu vois, parce qu’il faut) et ce n’est pas facile… si là ça va encore. Je peux le changer comme ça : tu vois la flaque elle va descendre comme ça, et là ça va.

(9’55) Un peu trop tendu. Il faudrait pouvoir la faire couler comme l’autre, voire un peu plus. C’est ça qu’il faut. Ouais ! Ouais c’est bien ! On y va.

Mais l’autre, elle s’est laissée aller là-bas. Je le savais. Tu vois ce qu’il lui arrive là ?

Alain :             Non.

Roland :            Elle a filé !

Alain :                        Ah oui elle a coulé. Mais ça tu peux…

Roland :             …oui ! Oui c’est comme ça - ça va. [Nettoyant] C’est même mieux avec ce passage dessous. Faut pas avoir peur des passages les plus fins…

                        [Montrant avec le pinceau] Là tu vois bien ce qui se passe. Tu peux presque rester comme ça, ça dépend du reste.

                        (11’52) [Nouvelle préparation] Ah c’est beau ! En principe ça devrait aller avec de la térébenthine de pin. Surtout que l’autre c’est du mélèze, c’est que des résineux.

Alain :            Oui, donc ce n’est pas toxique, quoi.

Roland :             Oui, bien, faut pas en bouffer, ni en boire. [Rire].

Alain :            Mais on a l’impression que c’est des fragments de corps – comme ça un peu – ton travail. Le corps est un peu fragmenté, défragmenté ?

Roland :            Il est fragmenté mais on ne voit pas tout les morceaux de corps en même temps - à moins qu’il soit debout et de face. Mais même s’il est debout et de face tu ne vois pas l’arrière. Tu le reconstruis…

Alain :             Bien sûr.

Roland :            C’est un peu ça.

                        Mais pour moi ils sont tous entiers.

Alain :            Parce que toi tu connais les aboutissants et les…

Roland :            Voilà.

                        Il faut aller lui faire le ventre. Comme là je ne sais pas ce qui se passe, je n’y vais pas. Je n’y vais pas pour l’instant, je suis un peu court. Mais bon, ça peut suffire pour une première approche. C’est même pas mal, c’est plutôt bien.

                        (13’35) En fait, là, je préserve un peu trop le dedans du dessin. Parce que le dessin [justifiant sur la toile] il est là, il est là aussi [en dehors]. Ca vient après, je suis un peu trop dans la forme.

Elle a pris un peu de fesses depuis toute à l’heure celle là ! Tu vois quand les flaques (elles) s’épanchent naturellement, elles sont dans la forme. Tu vois le dessin était un peu plus haut, mais là ça créé un dessin naturel un peu parallèle au mien – qui était légèrement plus haut, qui était par là – mais ce n’est pas gênant d’autant qu’il a un écho en dessous.

Roland :            C’est le matériau pictural qui passe et qui parle ; ce n’est pas l’artiste. L’artiste se fait agir par la peinture, mais enfin il a ses petites lubies également.

                        Là où ça a été le plus difficile c’est là, parce que ça cela n’existe pas sur la maquette. Sur la maquette c’est rien, c’est des tâches comme ça qui traînent ici, comme ça.           

                        (35’00) Bon je pensais les supprimer mais à ce moment là, il y a un trop grand écart, un trop grand trou entre ça et ça. Et ce que j’ai compris c’est qu’il y avait un très, un grand geste, un unique geste comme ça jusque là : un très grand axe avec trois paradigmes ou quatre - un, deux -  celui là est le plus important - trois accidents comme ça qui viennent sur l’axe.

                        (59’00) Donc ce grand geste, je l’ai cherché assez longtemps. On peut dire qu’il démarre de là, et après ça se développe d’un seul geste comme ça. Alors ça tourne un peu dan l’espace ici, et ça tombe là [montrant sur la toile (1’14)] ou sur la main. Et puis, il faut progressivement aller vers ce gras, vers cette qualité grasse de la peinture. Et c’est pour cette raison que je commence à l’amener ici. Et c’est comme une sorte de dégradé ou plutôt le passage d’un changement d’écriture : un trait encore graphique où on verra le fusain, où on verra tout ça, où on verra encore le dessin, jusqu’à [un] quelque chose qui est beaucoup plus peint.

                        (1’47) Ou celle de la femme en tant que sexe, dans la peinture ce n’est pas passionnant – Courbet a fait mieux… Mais j’ai besoin de - comme il y a cette grande chute qui n’est pas là encore totalement en place…

Alain : (2’04)            Qu’est ce qu’il lui manque pour toi ?

Roland :            De la lumière légère. Elle est trop encore dans la pâte, comme ça d’ailleurs [montrant (2’15)] et elle n’est pas encore assez dans le frémissement de la peau.

Alain : (2’20)             Qu’est ce que tu voulais enlever ? Quel personnage ?

Roland :            Celui-là, là, qui est à peine suggéré. Ce corps de femme qui tombe, je voulais l’enlever…

Alain : ( 2’28) Pourquoi ? Parce qu’il te cassait l’harmonie ? Il cassait la ligne ?

Roland :             Parce que je suis paresseux et que je n’avais pas envie de le faire. [Rires]. Mais alors dans ce cas là, on a une espèce de rime [ ? (2’50)], de forme. Cette forme là se finissant comme ça…pourquoi est ce que je ne l’ai pas fait ? Parce que c’est le contact entre les deux qu’il faut chercher.

Alain : (2’56) Tu veux dire qu’il n’y avait pas assez de fusion entre les éléments ?

Roland :            Oui c’est ça, c’est ça. Cela se fait assez mal après, ça se passe mal dans la relation – comme ça - entre les deux. Et ça finit trop comme ça [montrant (3’06)]. Ici il n’y aura rien, ou peut-être une petite lumière, ou rien du tout.

                        Cette partie de la peinture n’est pas exclue, on va jusqu’au bout. On va jusqu’au bout à cause de ce grand geste là.

                        Tu vois – lui [montrant (3’19)] – il nous emmène jusqu’au bout, alors que là il n’y a rien. Mais là je suis passé par tous les états, et ça se voit parce que ça commence être pas bon.

Alain : (3’29) Et quand tu dis passer par tous les états, c'est-à-dire ?

Roland :            Oh, ça va dire que j’en ai bavé un peu, quoi… [Rires]

                        J’ai travaillé dans la boue, j’en pouvais plus. Je perdais la couleur, je perdais la lumière, je perdais même la pâte également. Alors ça ressemblait en plus encore à de la sculpture dans une terre glaise, très liquide, mais c’est ça la peinture !

Mais là, il faut que ça sèche, je ne peux plus y toucher…Mais c’est un beau morceau en même temps, c’est un beau morceau de peinture. Cela fait penser à des peintures : la Mer chez Courbet ou quelque chose comme ça.

Alain : (4’14)            Parce que toi tu es toujours en relation avec la peinture en général quand tu peins ?

Roland :            Bien oui, c’est ça, c’est la seule chose qui m’intéresse.

Il n’y a que ça. J’entends varier les écritures, mais dans un mouvement d’ensemble cohérent…

Donc, on va déjà – oups !... Ces craies sont trop tendres, elles sont d’excellentes qualité, mais…

Alain : (4’38) Parce que c’est des pastels gras ?

Roland :            Oui, de chez Sennelier. Mais elles sont…ce n’est pas pour des artistes brutaux comme moi…

Alain : (4’49) Et tu fais du pastel sec ou pas du tout ?

Roland :            Je n’aime pas ça parce que je n’aime pas le contact du pastel sec sur la peau. C’est trop pulvérisant, tu vois, et je n’aime pas. En revanche, j’aime beaucoup le fusain. Je ne sais pas, c’est peut-être parce que cela me rappelle des souvenirs de craies scolaires…et je n’aime pas trop. Puis c’est trop fragile pour moi.

Alain : (5’29) Tu disais, tu as besoin que la toile soit tendue pour qu’elle te donne la réponse. Tu as besoin de quelque chose qui soit un peu âpre ?

Roland :            Voilà, c’est ça.

                        Qu’il y est une lutte qui se créé, et non pas une espèce de retenue tendre – constamment tendre…je ne connais pas de pastels violents par exemple…

Je ne sais pas, c’est pet être une faiblesse de n’aimer que des choses fortes.

Alain :            (5’50)            Non. C’est une manière de – disons - s’électrifier un peu soi même.

(5’57)

Roland :            Je vais porter toute la lumière là, comme ça. Je ne sais pas ce que ça fait comme dessin, il faudrait que je me recule un peu.

                        Je vais porter toute la lumière là, et là ça va passer. Cela va passer dans le fond.

                        [Il s’éloigne pour regarder sa toile (6’10)]

Je vais regarder si ça convient…Hé bien oui, c’est pas mal. Tu vois, il ne faudrait pas que ce soit tellement plus que ça. Je me demande si je ne vais pas – oui – je sais ce que je vais faire.

[Il revient à sa toile (6’30)]

Cela va être à peine suggéré, pour l’instant, [pour] que ça n’est pas le poids du reste. Que se soit une chute qui ne soit pas une catastrophe ; mais comme un plaisir…qui finit en catastrophe évidemment. 

Alain (7’02) : Le summum du plaisir, c’est le chaos pour toi ?

Roland :             [Rires] Ah oui, oui, oui. Ben oui évidemment.

C’est un peu dangereux… mais là je ne sais pas – je crois que tout ce qui est  plaisir se finit en catastrophe. C’est peut-être même sa vocation, sa fonction, jusqu’au prochain quoi.

(7’39) Donc voilà, le ventre, une petite pénétration comme ça. Oui en plus, j’ai eu plein de problèmes de dessin, de pur dessin…parce que ça me fait ça à chaque fois : la peinture détruit le dessin et en impose un autre…et c’est très douloureux. Mais celui qu’elle impose est beaucoup plus fort que celui qui en a été la cause, que le dessin du dessous.

Roland :            [Cherchant dans ses craies] J’ai trouvé celui que je cherchais.

Alain (8’24) :            Le bleu ?

Roland :             Oui. On verra ça plus tard.

En fait, [avec] cette façon de travailler sur des fonds comme ça, tout doit rester relativement propre même si on les repeint un peu. Et je n’ai pas tellement droit à l’erreur, je n’ai pas tellement droit au repentir. J’y ai droit à l’intérieur de la masse, comme ça c’est passé là… [Montrant (8’54)] Mais entre ça et ça, il y a ça. C’est juste le passage de l’un dans l’autre. C’est pour ça que le dessin capital, en fait il n’est jamais là pour lui-même…Enfin je ne crois pas, parce qu’on sait ce qu’on fait sinon.

[Marmonnant (9’36)]Là je suis un peu trop dessus, donc je ne sais pas, là c’est mieux, on va passer par là.

Dessiner c’est émettre des hypothèses sur la place des choses. C’est faire que la forme devienne la forme.

Roland :             On a besoin de ça, mais on n’a pas besoin de ça autant que du reste. [Précisant sur la toile (10’03)] Donc, il faut le dire autrement. Là c’est bien.

Alain :             (10’15) Et là tu prépares un peu de résine ?

Roland :            Oui, là, je prépare un peu de résine. Je vais mettre une couleur – légèrement - une couleur que j’aime bien. Je vais mettre un peu de rose, mais faut que ça reste…difficile… Là oui c’est pas mal.

                        (10’31) Ton chair. Non, lui il est trop rose pour de la chair, mais…

Alain :             Donc là ton jus, il va devenir moins rose ?

Roland :            Ah ben oui, mais c’est à peine…j’aime bien les couleurs qui portent des lumières.

Alain :            Et quand tu dis des couleurs qui portent des lumières, toi tu as une gamme ? Tu dis le jaune, tu dis le rose, tu dis le blanc ?

Roland :            Oui, oui c’est ça…mais dans une certaine matière.

Alain : (10’56) On a le sentiment qu’il y a comme une bataille, quand même, malgré tout, dans cette période, dans cette phase de la toile…

Roland :            Ah bien, il y en a. Il y en a, elle n’est pas résolue. Je commence à             voir, à savoir… si j’ai la patience d’attendre que ça sèche.

                        Ça c’est un passage difficile, le passage du ventre sur le creux de la cuisse [Peignant (11’30)], le moment des hanches par ici…Je ne sais jamais trop où ça se passe ; malgré la connaissance que je peux avoir. Mais faut pas se venter quand même ! [Rires]

Alain : (11’43) Oui mais si tu as la connaissance, c’est quand même toute une sagesse de connaissance.

Roland :            La connaissance…au moins une connaissance graphique, mais c’est comme un caresse tu sais. C’est…en fait…vraiment…La peinture c’est ce qu’il y a de plus proche de la caresse, ou de la paire de gifle. C’est toujours un rapport au corps, même dans les situations les plus… [S’arrêtant pour corriger sa toile. (12’22)] C’est trop dur cet accent là ! Le plus éloigné c’est quand même ce qu’il y a de plus près de la chair.             

Roland :             (13’08) Bon je vais prendre une cigarette.

                        Ça commence à couler un peu. Tu vois là, la résine coule. Il devrait être beaucoup plus intéressant comme je vais le faire maintenant… Parce qu’elle est trop droite, donc on n’a pas de chute…ou on a une chute qui est un peu lente. Elle ne résiste pas assez.

                        (13’25) Ça, ça donne plus de force, comme ça. C’est moins juste d’un point de vue anatomique, mais c’est plus intéressant pour l’expression…et on s’en fiche de l’anatomie.

Alain :            On a vu ça chez Degas…

Roland :            [Inaudible].

Je ne suis pas en train de faire une femme, je suis en train de faire un dessin.

[Recul sur toile (13’50)] Oui bien, c’est beaucoup mieux. Ça ramène la cuisse là, comme ça le dessin est beaucoup plus expressif. [Repentir] Et comme ça, là, c’est pareil, légèrement comme ça…Faut le casser quoi, il est peu trop joli. Moi, j’aime bien casser les choses.

                        (14’18) Tu vois y a une ombre qui se créée qui est amusante…j’essaie de la garder. Tu vois c’est comme de la sculpture.

Alain :            Ça c’est l’importance des sous couches, parce qu’effectivement tu peux faire réapparaître des choses qui tout d’un coup vont te redonner de la lumière, de la matière…

Roland :            Voilà, exactement…Et  du dessin !

                        [Grattant la toile (15’32)] Voilà c’est ça. Il faut gérer l’ombre qui commence à se sucrer. [ ?] Après c’est une affaire de dosage, faut voir un peu ce qu’il se passe. [Marmonnant] Je pense que ça peut aller, là c’est pas mal. Elle est bien comme ça…

                        [Corps flottant (16’15)] Le problème est là. Je ne sais pas comment on peut le résoudre. Mais  je vais faire comme si il n’y en avait pas, comme s’il n’y avait pas de problème. Là – celle-ci – il y a une solution en fait. C’est que ça [montrant sur la toile] – oui, on peut faire ça maintenant – c’est que ça, ça disparaît dans le noir.

                        (16’40) Donc ce n’est pas forcément en travaillant ça, mais un petit peu quand même…c’est la théorie du chaos, c’est l’aile de papillon.

Alain :            Quand tu dis que c’est plus toi qui décides, on peut dire que – quand même – c’est un nouveau type de décision. C'est-à-dire que malgré tout, de là elle [la peinture] te fait décider à nouveau…plutôt que tu ne décides pas ?

Roland :            Oui, oui.

Alain :            Parce que je dirais que toute décision que toi tu prends – au départ qui te paraît comme ça – va t’en amener une nouvelle et que tout d’un coup va se produire quelque chose de nouveau…

Roland :            Et c’est le mécanisme pictural qui est en marche.

                        [Allant à son bureau préparer un jus (17’29)] Je vais faire comme ça…ça c’est un truc dégueulasse à faire.

Alain :            Donc ça c’est du jus que tu as déjà préparé ? C’est un jus noir ça !

Roland :            Oui. C’est du gris de Payne. Mais très, très transparent, très léger…très léger, voilà j’en ai plein les mains bien sûr.

Alain :            (17’54) Quelle est l’idée que tu as en ramenant du…en fonçant de nouveau ?

Roland :            Faire disparaître ça [Tête du corps féminin], que ça existe mais que ça n’existe plus. Ça existe mais c’est enfoncé, comme dans l’ombre.

Alain :            Donc c’est un principe de disparition là. Donc toi, tout ton travail c’est entre l’apparition et la disparition permanente quoi ?

Roland :            Ah, oui.

Roland : Tu vois ça disparaît ; ça passe dans l’ombre, mais j’ai résolu une partie de ce problème là, nettement.

En fait la peinture commence quand elle est finie, quoi. Je veux dire par là que c’est les dernières séances qui sont intéressantes, c’est là où on trouve, où on met en rapport, où on trouve tout ou presque et où on peut jouer avec ce qui existe déjà. Ce qui est très douloureux, c’est de faire exister. Quand ça existe après, c’est un vrai plaisir. Là ça commence, ça commence bien.

Alain (1’16) : Dans les formes que tu as faites là, tu as rempli des visages maintenant, il y a des visages qui sont apparus.

Roland : Oui, en fait j’ai travaillé les extrêmités, pieds, mains et chute des visages, celui là, et l’autre aussi celui. J’ai surtout travaillé les pieds et les mains.

Les pieds et les mains, les extrêmités ne sont pas là uniquement pour finir la forme, mais simplement posent les corps dans l’espace, ponctuent l’espace par triangles successifs. (désignant) Là, là, celui-là qui est posé plus loin, celui-là est à peu près au même plan mais un peu en retrait, la main vient devant donc on a des effets avant arrière… (fondu)

Alain (2’11) : Tu as un petit miroir, là dans les mains ?

Roland : Ben oui c’est mon miroir. Oh, ce n’est pas pour me voir je déteste  ça mais simplement, si par exemple je fais ça (regardant dans le miroir), j’ai une compréhension, une appréhension différente de la peinture, je la vois à l’envers, je la vois aussi plus  lointaine. En fait je fais comme toi, je la décris avec cette espèce de caméra.

Alain : Et cela te permet toi, de …

Roland : Et bien de vérifier des poids, des tensions, des dynamiques. Si cela marche dans un sens, cela doit marcher dans l’autre. Etpuis, bon, c’est Leonard de Vinci, « la peinture est un miroir tendu vers le monde », et comme mon monde à moi, c’est la peinture, je la refais par ce miroir. C’est ma nouvelle  peinture ce miroir.

(regardant dans le miroir) Et là je vérifie comment ça marche dans l’autre sens.

Alain : Donc tu bouges le miroir en fonction.

Roland : Oui, c’est ça.

Alain : Et ça te fait changer les choses, sur la toile souvent ?

Roland : Ah oui ! Oui oui. ça m’éloigne de la matière pour voir l’ensemble. Et puis cela permet de contrôler aussi ce qui appelle encore à être travaillé.

Roland (3’36) : (déplaçant la toile) Ces chassis sont un peu faibles. Ils sont pas chers mais ils sont faibles. (pose la toile au sol.)

(enleve ses chaussettes) C’est bizarre.

Alain : Qu’est ce qui est bizarre ?

Roland : Ce que je fais. Je vais à la pêche à la crevette.

Alain ; Donc ça, c’est une pâte rose que tu as préparée.

Roland : (trempant ses pieds dans la peinture) Je vais à la pêche à la crevette. Il ne faut pas se tromper de pieds. Tu vois elle fait ma pointure (posant son pied droit sur la toile).

Alain : Là tu accentues les deux pieds dessinés en fait. (Roland pose sont pied gauche sur la toile). Il y a un côté Yves Klein, là, un peu.

Roland : C’est une petite citation.

Alain : ça change tout, tu dis.

Roland : On va voir. Cela demande à être un peu retravaillé.

Alain : Oui, parce que cela c’est du brut pour que tu mets pour …

Roland : …. Parce que j’en ai marre de dessiner des pieds. On va quand même le faire ?

Alain : T’en as marre de dessiner des pieds, pourquoi ? Parce que tu en as beaucoup dessinés ?

Roland : Oui, parce que c’est toujours un peu pareil. Enfin, toujours un peu pareil… Je m’en tire toujours un peu de la même façon. Et là, je cherche autre chose. J’aime bien, tout à coup, cet ADN du peintre qui vient dans la peinture.

(retravaillant le pied) Le rose est un peu bête…

Alain : De toute façon j’imagine que là-dessus vont revenir quelques fluidités…

Roland : Voilà.

(8’15) (regarde dans le miroir et rit) Cela apporte une dose d’humour dans une peinture qui n’en a pas besoin. Mais est-ce que cela n’apporte pas du drâme aussi ?

Alain : Tes pieds font tenir toute la toile tout d’un coup maintenant ! C’est assez étonnant. C’est comme si tu avais redonné de la solidité.

Roland : (tout en dessinant) C'est-à-dire qu’il y a un travail de morceaux successifs, et pourtant il faudrait donner l’impression que cela a été peint d’un seul geste constamment, qu’il n’y ait pas de rupture. Alors on va dire « Oui, le peintre a fait ça avec ses pieds », mais il faut que ce soit dans une continuité gestuelle, ou plutôt dans une continuité d’intention.

Roland (9’20)

Tu vois il y a un bras ici, tres dramatique, tu vois, il va poser sa main sur le sexe ou juste à côté. Cela devient un bras, et des doigts, ici on a le coude. (dessinant) Et ça ça va le propulser en avant, cela va lui donner quelque chose de plus dramatique, jusqu’à l’épaule. Une épaule tres sauvage contrairement aux autres mains qui sont un petit peu jolies. On va voir si mon intuition est juste. Oui. Après cela file sous l’aisselle comme ça. Alors ça c’est moins compréhensible, il faudra l’enlever.

Voilà, on peut commencer à sentir la main, et ça cela peut suffir à le propulser vers l’avant. (dessinant). Il y a une main qui arrive comme ça, et qui va juste tout près du sexe. Laors là c’est la peinture qui a parlé, parce qu’au départ c’était pas comme ça. Mais j’aime bien parce que cela va dans le profond de ce que je fais en fait, dans le drame, dans le malheur des gens.

(12’16) Les mains se peignent avec les mains, les pieds avec les pieds, et le reste, j’ose pas.

Alain : Eh ben ça va venir (rires)

Roland : tu vois la couleur arrive après, non pas pour ses effets colorés mais pour sa capacité à poser les éléments dans l’espace.

Alain : C’est ce que j’aime dans ton travail c’est que c’est sans arrêt entre le dessin et la peinture. C’est ce qui me touche beaucoup parce que dans mon travail, j’adore l’idée du dessin, tout le temps, et je trouve que c’est cela qui fait ta force. Tu es dans la peinture et le dessin mélangé, dans la fusion sans arrêt.

(13’40) La tu réinventes.

Roland : Comme la toile est totalement en place, je suis libre d’inventer un certain nombre de choses comme ça :  la « peau de la peinture » en fait. J’ai le coprs, j’ai la chair, j’ai l’ossature, j’ai tout ce qu’il faut, et (fixant la toile intensément) je suis en train de regarder cette coulure qui dessine toute seule quelque chose que je n’avais pas trouvé. C’est bien ce qu’elle fait.

(montrant la toile) Quand on dit que la peinture parle, elle a parlé : « Fais moi le bras, fais moi le bras, fais moi le bras » dans une tension dramatique , alors que cela n’était qu’un corps dans l’espace, cela devient un corps dans l’espace plus le sens qu’il doit prendre.

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